11 février 2014
Français d'ailleurs : Autrement !
« Français d’ailleurs » : cette collection des éditions Autrement est particulière par son format, par ses exigences et bien évidemment, surtout, par son contenu. Belle rencontre avec Jessie Magana (directrice de collection) et Valentine Goby (auteure).
A l'occasion de la sortie en poche de deux anciens titres, un coup de projecteur sur une collection formidable et fondamentale : Français d'ailleurs. Clic pour lire l'interview !
« Français d’ailleurs » : cette collection des éditions Autrement est particulière par son format, par ses exigences et bien évidemment, surtout, par son contenu.
Dès la première rencontre avec ces titres, nous avons été frappés par son exigence, sa véracité et la qualité de son engagement. Militante bien évidemment, mais pas que, et pas au sens tellement galvaudé d’aujourd’hui. Jessie Magana (directrice de collection) et Valentine Goby (auteure de tous les titres parus) ne cherchent pas à nous imposer un discours, une vision des choses. Par leur travail de qualité, elles apportent des faits incontestables sur une situation, des tranches de vie, et permettent ainsi de faire progresser la vision de l’autre, de notre voisin. D’entamer la discussion sur des bases saines et non sur des rumeurs ou de prétendues façons d’être ou d’exister.
Ainsi lorsqu’ont été annoncés les deux premiers titres de la collection en version poche, l’idée d’une interview a germé. Valentine Goby en a accepté immédiatement l’augure mais son emploi du temps n’a pas permis de la réaliser. C’est donc en toute confiance qu’elle nous a redirigés vers son alter ego dans cette collection, son amie et directrice de collection Jessie Magana. Contactée à son tour, c’est avec une grande gentillesse et simplicité qu’elle a accepté de nous consacrer du temps et de répondre à nos questions, dans la bonne humeur (ce qui ne gâte rien !). Qu’elle en soit sincèrement remerciée.
- Pourquoi cette collection ? Comment est-elle née ? qui l’a inventée ? proposée ?
L’idée est née en 2005 (premiers titres parus en 2007) avec Christian Demilly à l’époque éditeur d’Autrement jeunesse : la volonté de départ était de décliner en jeunesse ce qui se faisait en adulte avec « Français d’ailleurs, peuple d’ici », collection réalisée par des historiens sur une communauté dans son environnement en France.
De plus, le contexte en 2005 était particulier. Les émeutes urbaines (deux jeunes morts dans un transformateur) posent brutalement la question de l’immigration, revenue sur le devant de la scène. Cet événement sera à l’origine de la création du musée de l’Immigration (Cité nationale de l’histoire de l’immigration), qu’Autrement approche en vue d’un partenariat.
http://www.histoire-immigration.fr/musee
Je suis alors éditrice free-lance pour différents éditeurs et Autrement connaît mon intérêt pour le thème de l’immigration. Nous décidons de travailler ensemble et la réflexion sur le concept commence.
Cette collection est contraignante et très guidée : la volonté était de ne pas faire du documentaire pur mais de toucher davantage la sensibilité des lecteurs par le biais de la fiction. À l’époque, les docu-fictions sont à l’honneur, même si ce terme a ensuite été retiré du descriptif de la collection car trop galvaudé. Il a fallu deux années de réflexion pour démarrer. Nous voulons créer de véritables romans, appuyés sur un contexte historique fort. Je fais alors appel à quelqu’un que je connais bien et dont j’aime le travail : Valentine Goby, qui venait de publier en 2007 chez Gallimard Manuelo de la plaine, l’histoire d’un petit espagnol à Saint-Denis dans les années 1930.
- Pourquoi une seule auteure ?
Valentine Goby était annoncée pour les deux premiers titres et puis finalement, car elle sait se renouveler, proposer des choses nouvelles, elle est devenue l’auteure de la collection tout entière. Pourtant, pour un auteur cette collection est très contraignante car elle répond à un cahier des charges précis : on suit le chemin de l’enfant qui part de son pays, arrive en France et se retrouve confronté à son nouvel environnement.
On retrouve toujours un héros de l’âge du lecteur, entre 9 et 15 ans, une alternance garçon / fille ; toujours le même nombre de chapitres ; et surtout un travail main dans la main avec un historien proposé par le musée de l’Immigration.
Et là, malgré la distance, magie d’internet (parfois cela marche !) et voici une petite intervention de Valentine Goby dans la conversation avec Jessie Magana
- Valentine Goby, quel est l’apport de la fiction à l’histoire ? Un travail de création ? D’invention ? De réinvention ?
L'un des défis de la collection est de proposer de véritables romans. Il ne s'agit pas seulement de tracer le parcours migratoire d'un adolescent, qui provoquerait une redondance narrative lassante d'un livre à l'autre. Il s'agit plutôt de créer une histoire, qui ensuite s'inscrit dans une trame migratoire. Ainsi Le secret d'Angelica n'est pas l'histoire d'une petite immigrée italienne dans la France des années 1920, mais en premier lieu celle d'une jeune fille qui rêve d'échapper à la trajectoire que la tradition lui impose - une vie de femme, de mère, et de paysanne - pour réaliser son rêve et devenir imprimeur. La collection est une collection de littérature, qui permet d'évoquer des problématiques universelles et de mettre l'accent sur des préoccupations communes aux adolescents de toute origine et de toute époque : désir de liberté, importance de l'amitié, questionnement face à l'école... les récits sont d'ailleurs principalement écrits sous forme de monologues intérieurs, de journaux intimes. J'aime travailler sur ce dialogue entre territoires communs et spécificités des parcours, qui fait toute la richesse de l'histoire de l'immigration en France.
- Comment sont écrits les romans ?
Chaque titre demande un travail de recherche très important : lecture d’ouvrages de références ; films ; photographies… l’objectif final étant de produire une histoire vraisemblable. L’historien conseille en amont, est consulté dès le choix du thème pour chaque ouvrage afin d’établir une bibliographie puis de construire un synopsis plausible.
Il participe à une première ébauche puis relit entièrement l’ouvrage et corrige si besoin, images et illustrations y compris.
Pour les nouveaux titres, notre choix se porte par exemple sur les grandes communautés qui ont construit la France depuis le début du XXe siècle ; nationalité liée à une profession, une région, un secteur d’activité… Cette sélection se fait également en fonction des autres titres de la collection, afin de privilégier la variété : nous avons par exemple, pour Le Secret d’Angelica, choisi d’évoquer les Italiens dans l’agriculture plutôt que dans l’industrie, puisque deux titres, sur les Algériens (Le Cahier de Leïla) et sur les Polonais (Le Rêve de Jacek), évoquaient l’univers de la construction automobile et de la mine. Dans le dernier titre paru, Les Deux vies de Ning, nous avons fait le choix d’un héros issu la Chine du Nord, puisque Thiên An ou la grande traversée évoquait déjà l’immigration des Vietnamiens d’origine chinoise.
L’historien intervient enfin dans la rédaction du cahier documentaire, réalisé au moment où le roman est écrit. Le but est d’être en contrepoint du récit pour ne pas alourdir le propos par des notes de bas de pages ou des renvois. L’ensemble est illustré de photographies, d’un lexique et de cartes.
- A-t-il été facile d’imposer ce genre de collection, surtout dans le secteur jeunesse ?
La collection n'a pas encore touché le grand public. Elle est importante en terme d’image pour Autrement, même si elle n’atteint pas une forte rentabilité. La volonté de sortir en poche deux titres phares est là pour donner un nouvel élan. En fonction de la façon dont les poches fonctionneront, de nouveaux titres sortiront peut-être directement dans ce format. Ces deux premiers titres en poche n’ont pas non plus été choisis au hasard. Ils sont sur la liste complémentaire de l’Éducation nationale pour le collège, au programme de cinquième pour Thiên An ou la grande traversée et de troisième pour Le Cahier de Leïla.
Les deux titres poches proposent des pistes d’exploitation dans le cadre scolaire, avec un cahier pédagogique renforcé. Le coût de l'album, justifié par le grand format et la qualité des illustrations, était un frein pour une utilisation massive en classe. J’espère que d’autres titres suivront dans ce format, toujours dans l’idée de toucher un plus grand nombre avec, par exemple, Antonio ou la résistance : de l’Espagne à la région toulousaine, également recommandé par l’Éducation nationale ; et Lyuba ou la tête dans les étoiles (les Roms, de la Roumanie à l’Ile-de-France) qui évoque les Roms, un sujet d’actualité, d’ailleurs suggéré par une documentaliste lors d’une rencontre.
La collection compte onze titres pour le moment, et à la question si d’autres projets sont en cours et surtout à ma demande de savoir si tout a été couvert, bien évidemment Jessie Magana répond que non ! Beaucoup de communautés n’ont pas encore été évoquées (les Russes venus en 1917, les Turcs depuis les années 1980…) D’autres pistes sont évoquées comme l’élargissement aux Pieds-Noirs, aux populations d’Outre-Mer…
- Comment travaillez-vous ? Est-ce facile de trouver des spécialistes de chaque période ? Pourquoi cette volonté de conjuguer les deux ?
Le travail se fait avec le musée qui met des historiens spécialisés sur les thèmes traités en lien avec les auteurs et éditeurs. Ce qui est intéressant c’est qu’ils n’ont pas l’habitude de travailler pour la jeunesse. Et très vite, ils se prennent au jeu, sont passionnés de voir comment on extrait d’études très poussées une histoire simple à la portée des plus jeunes.
- Les illustrateurs : Ronan Badel, Olivier Tallec, Philippe de Kemmeter : comment on les choisit ? pourquoi toujours eux ?
C’est la partie du directeur artistique et c’est lui qui fixe l’idée de départ : nous voulions quelque chose de l’ordre de l’intime, tous les récits à la première personne, le monde vu par un enfant. Ce qui a donné une maquette à petits carreaux, version journal intime.
La volonté est la même au niveau de l’illustration : on doit avoir l’impression d’un enfant qui dessinerait le monde qui l’entoure. Chaque chapitre est illustré par des images en pleine page, réalisées à la peinture, en alternance avec de petits cabochons, crayonnés, donnant l’illusion d’un carnet de croquis.
Olivier Tallec a réalisédeux titres puis Ronan Badel a pris le relaiset réalisé six titres, Philippe de Kemmeter trois titres. Ils ont des styles proches mais avec des particularités, des talents qui leur sont propres. L’objectif est de garder une unité à la collection.
Des contraintes existent aussi au niveau illustration du même type que pour le texte : les corrections sont également faites par les historiens.
D’autres questions viennent ensuite, appelées par le thème de la collection.
- Pour vous c’est quoi être Français ?
Le contexte de 2005 est important. La collection représente un vrai engagement pour les auteures et pour l’éditeur par rapport au contexte du racisme : la société française actuelle est dans la négation de tout ce que les immigrés nous ont apporté, bien qu'une part de plus en plus importante des Français soit d'origine immigrée. On observe aussi une confrontation communautaire exacerbée, liée à la religion. Une collection comme celle-là démontre que vivre ensemble est possible. Cela nous a confortées dans l’idée d’une diffusion plus importante avec les poches.
- Comment intervenez-vous face à ça ?
Cela passe par exemple beaucoup par des interventions dans des classes avec ces livres. Les élèves se rendent compte qu’on est tous d’ailleurs !
- Touchez-vous davantage les communautés évoquées ?
On pensait toucher les grands-parents et parents d’origine. En fait pas tant que cela. L’aspect communautaire n’est pas si développé que ça en France, ce qui montre aussi une certaine réussite du « modèle français ». Pourtant, je ressens aujourd’hui une crispation, un repli communautaire qui n’était pas là au moment de la création de la collection.
Jean-Luc et Amandine G. (libraire jeunesse des Sandales) remercient infiniment Jessie Magana de sa gentillesse et de sa disponibilité. Un grand merci également à Valentine Goby qui malgré les occupations et la distance nous a éclairé de ses lumières. Nous espérons bien les retrouver toutes les deux dans de nouveaux titres bientôt. On ne peut que souhaiter longue vie à une telle collection et une diffusion la plus large possible.
L’auteur
Valentine Goby est née en 1974. Après avoir voyagé à l’étranger dans le cadre de missions humanitaires, elle décide de se consacrer à la littérature et partage aujourd’hui son temps entre l’écriture des ouvrages de la collection « Français d’ailleurs », qu’elle met beaucoup d’énergie à présenter au public, et celle de romans pour les adultes,
parus chez Gallimard, Albin Michel et Actes Sud.
Les illustrateurs
Ronan Badel, Olivier Tallec et Philippe de Kemmeter apportent tous trois leur collaboration précieuse à la collection. Chacun réussit, avec son style et sa sensibilité propres, à peindre les histoires et à donner vie aux
personnages imaginés par Valentine Goby.
La directrice de collection
Jessie Magana, elle-même issue d’origines diverses, a cherché, par la création de cette collection, à transmettre aux enfants la richesse de la diversité française à laquelle elle est profondément attachée. Éditrice free-lance pour différentes maisons d’éditions, elle est également auteur de romans historiques pour adolescents : Général de Bollardière : Non à la torture et Gisèle Halimi : Non au viol (Actes Sud Junior).
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